© Laia Serch

Joana Masó est une chercheuse espagnole. Elle est docteure en littérature française et en études féminines. Elle est maitresse de conférences en littérature française à l’université de Barcelone et chercheuse d’ADHUC – Centre de Recerca Teoria, Gènere i Sexualitat (Centre de recherche sur la théorie, le genre et la sexualité) et à la Chaire UNESCO Femmes, développement et cultures. Commissaire d’exposition et traductrice de plusieurs ouvrages français sur l’art et le cinéma, elle a édité les textes sur l’art d’Hélène Cixous et les écrits sur l’esthétique et l’architecture de Jacques Derrida. Depuis 2017, elle dirige un projet de recherche sur le psychiatre François Tosquelles, qui a donné lieu à la publication d’un ouvrage (Tosquelles. Curar les institucions), récompensé par le Prix de la Ville de Barcelone pour les sciences humaines et l’histoire en 2021. Elle a publié en français : Tosquelles. Soigner les institutions (L’Arachnéen, 2021) et La Déconniatrie. Art, exil et psychiatrie autour de François Tosquelles (avec Carles Guerra ; Les Abattoirs Musée FRAC Occitanie, 2021).

 

« Soigner les institutions psychiatriques héritées du XIXe siècle, soigner les malades en soignant l’institution, tel fut l’impensable projet de Tosquelles. Soigner l’hôpital, soigner les établissements, les administrations, les relations et le milieu, pour remédier aux causes de la maladie mentale […] Une série d’expériences collectives conduisit Tosquelles à imaginer, à l’avant-garde de la psychiatrie, des institutions ouvertes. Des institutions qui rendent vivables les anciens espaces d’enfermement et qui humanisent les vies laissées pour compte ; des institutions traversées par des pratiques politiques en lutte contre les fascismes des années 1930 et 1940 et, dans la seconde moitié du XXe siècle, contre les nouveaux visages de la dépolitisation ; des espaces d’expérimentation artistique, littéraire et pédagogique, investis dans un esprit antiautoritaire. Aussi, et surtout, des institutions ouvertes sur des lieux où les patients puissent s’inscrire et vivre, en les transformant. Cette ouverture a permis à Tosquelles de repenser l’hôpital de campagne, le camp de réfugiés, la clinique privée comme l’hôpital psychiatrique public ; d’en redessiner les murs et les limites, le centre et les marges. Elle a créé des liens entre les pratiques politiques, médicales, artistiques et la vie matérielle dans les fermes, les jardins fruitiers et potagers, les périphéries. L’institution ouverte a donné lieu à une approche du soin par la « géo-psychiatrie », au travail autogéré, à la création de coopératives de malades et à un principe de formation perpétuelle des uns par les autres. Elle a suscité la circulation de la parole dans l’assemblée, dans les collectifs de théâtre et de cinéma ; elle fut à l’origine de la rédaction de journaux muraux, de la création de publications internes imprimées à l’hôpital, de débats sur l’art brut, son marché et les formes d’appropriation culturelle qui lui sont liées.[…] Le parcours de François Tosquelles est le plus souvent résumé à l’action qu’il a menée à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban-sur-Limagnole, en Lozère, à partir de 1940 ; au récit légendaire d’un groupe d’hommes réunis dans ce lieu qui accueillait des résistants tandis que la France laissait mourir de faim 40 000 patients. Le psychiatre Max Lafont a parlé d’« extermination douce » pour qualifier ces morts dues à l’abandon, à la faim, au froid et à la carence généralisée de soins dans les hôpitaux français, tandis qu’à Saint-Alban on organisait la survie en mettant en œuvre des formes de coopération avec l’environnement local. Dans la première moitié des années 1940, grâce aux liens du psychiatre Lucien Bonnafé avec l’avant-garde, la Résistance et le communisme français, l’hôpital de Saint-Alban accueillit, entre autres, le poète Paul Éluard, le philosophe, médecin et historien des sciences Georges Canguilhem, l’historien du cinéma Georges Sadoul. Le poète et théoricien dadaïste Tristan Tzara ainsi que Jean Dubuffet s’y rendirent après la guerre – sur le conseil de Paul Éluard. Dubuffet y trouva en Jean Oury, alors jeune psychiatre, un interlocuteur privilégié. Frantz Fanon, à l’époque interne en psychiatrie, passa un an et demi (1952-1953) à travailler à Saint-Alban avec Tosquelles ; Peau noire, masques blancs venait de paraître et il était sur le point de s’engager dans la lutte de l’Algérie pour l’indépendance.
Ces noms ont été transmis au prix de l’effacement de bien d’autres. C’est le cas, en particulier, de ceux des femmes engagées dans le travail à l’hôpital : la psychiatre Agnès Masson, directrice de Saint-Alban dans les années 1930, qui fut à l’origine de la géo-psychiatrie ; la psychiatre Germaine Balvet – l’épouse de Paul Balvet, directeur de l’hôpital à l’arrivée de Tosquelles –, autrice d’une thèse sur les traitements à l’insuline, qui introduisit les soins homéopathiques aux herbes médicinales au sein de l’établissement ; Nusch, l’artiste et la compagne d’Éluard, qui prit part à l’organisation du théâtre ; ou encore la fille d’Éluard et de Gala, qui publia des textes sur les femmes de Saint-Alban dans le journal communiste Les Étoiles sous le pseudonyme de Cécile Agay. Tosquelles rappelle que Nusch et Cécile Éluard prirent même part à la psychothérapie de quelques schizophrènes. Ce silence autour de la présence des femmes trahit l’histoire collective de l’hôpital […] Ce livre tente de redessiner les contours de cette histoire et de la vie matérielle à Saint-Alban en les inscrivant dans une autre constellation de noms propres, de corps et de vies vécues. Il cherche à désapprendre certains des moments emblématiques d’un récit légendaire et à le raccorder à des expériences de transformation culturelle, politique et psychiatrique… » Joana Maso

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