Leyla Dakhli est spécialiste de l’histoire intellectuelle et sociale contemporaine au Moyen-Orient. Pour la Manufacture d’idées, elle évoque ses travaux en cours et livre une analyse des révolutions arabes, qui bat en brêche certaines idées reçues.

 

LA MANUFACTURE D’IDÉES : Vos recherches portent sur l’histoire des mouvements sociaux et sur les « aires culturelles » dans le monde arabe contemporain. Vos travaux actuels concernent les révolutions tunisienne et syrienne. Pouvez-vous nous en exposer les grandes lignes ?

LEYLA DAKHLI : Au départ, mes recherches ont pour objet l’histoire des intellectuels dans le monde arabe, notamment en Syrie et au Liban au début du 20ème siècle. Je me suis attachée à comprendre les dynamiques sociales qui sous-tendent l’émergence d’une nouvelle génération intellectuelle à partir de la révolution jeune-turque de 1908, amenant « au pouvoir » des hommes nouveaux, de jeunes ottomans arabophones formés dans des universités modernes et porteurs d’idéaux hérités de la révolution française et des Lumières. Je me suis penchée également sur les femmes intellectuelles de cette génération, en essayant de montrer la richesse du mouvement d’émancipation qu’elles ont porté. Ce travail sur les femmes m’a aidé à mieux comprendre la manière dont les intellectuels concevaient leur relation avec la société qui les entourent. De manière générale, ceux des années 1900-1940, sur lesquels j’ai travaillé, sont dans un rapport assez surplombant et instrumental, indiquant à la société dans quelle direction elle doit aller. Seuls quelques uns sont à l’écoute des évolutions sociales, dont les féministes et un certains nombre de journalistes ou de penseurs qui connaissent, traduisent et développent les travaux des sciences sociales émergeantes dans la région.

Mes travaux sur les révolutions arabes actuelles suivent le fil directeur de mes recherches précédentes. D’abord parce que je reste historienne (du temps présent, en l’occurrence) et ensuite parce que je travaille sur ces questions de réflexivité : comment la société apparaît, comment elle s’exprime et se révolte, que peut faire l’intellectuel de cela, en quoi est-il concerné par ces changements ? Le « moment révolutionnaire » est également au centre de mes questionnements (que ce soit celui de 1908, les « révoltes arabes » de 1916 ou de 1925 en Syrie, ou plus récemment les événements de 1968, 1978 ou 1984 en Tunisie). C’est en historienne que je m’attache à cette notion de moment, à ces situations historiques où « quelque chose se produit ».

MFID : Les trajectoires opposées des révolutions tunisiennes et syriennes – processus démocratique, élections, nouvelle constitution d’un côté, basculement dans la guerre civile, internationalisation du conflit de l’autre – font que certains remettent en cause leur parenté, comme si les événements qui se succèdent dans la région depuis 2011 étaient issus de mouvements disparates, spécifiques et singuliers. Vous défendez au contraire l’idée d’une « communauté de destins ». N’est-on pas dans cette confusion dénoncée en son temps par le philosophe Gilles Deleuze, où l’on s’intéresse davantage à l’Avenir des révolutions qu’au Devenir révolutionnaire des peuples qui se soulèvent et luttent contre la tyrannie et l’oppression ?

LD : Vous avez raison. Je crois qu’il est important de s’atteler à cette tâche et de toujours conserver à l’esprit que ce qu’il nous faut comprendre, éclairer, ce ne sont pas les logiques mortifères, tellement visibles et explicites, mais celles qui mènent vers l’élan révolutionnaire des hommes et des femmes : c’est à dire ce qui les conduit à « faire peuple », à s’allier, à se reconnaître comme faisant partie d’un même monde commun. Car l’écriture de l’histoire est trop souvent tentée par la logique des puissants, attirée par la clarté de ce que l’on peut révéler du cynisme des plus forts. Aux plus faibles, on reconnaîtra le droit à une « vie quotidienne »… Dans le cas des révolutions arabes – dans leur grande impuissance ou dans leur grand mépris – les médias ont parlé de « contagion » pour décrire cette dynamique des peuples, comme si seule une maladie pouvait agir à ce niveau d’insignifiance.

Pourtant, les mouvements de ces dernières décennies nous ont montré que les plus humbles et les plus insignifiants pouvaient écrire en conscience l’histoire : indiens du Chiapas ou équatoriens, sans-terre du Brésil, noirs sud-africains… Il ne s’agit pas simplement des damnés de la terre, des opprimés qui se soulèvent et s’organisent, mais de l’évidence de l’existence de ces villageois de Deraa en Syrie ou de Sidi Bouzid en Tunisie, des ouvrières de Mahalla en Egypte, et du lien indéfectible qui nous relie à eux. En cela, je revendique de faire une histoire engagée, parce qu’elle seule nous engage en tant qu’être humains dans l’histoire que nous habitons. Je ne crois pas dans le langage de la force, même dans le domaine scientifique, qui consiste à ne s’attacher qu’à ceux dont la parole et les actes « pèsent », et qui sont souvent ceux qui tirent, négocient ou gouvernent.

MFID : La Tunisie célèbre sa nouvelle Constitution. La singularité tunisienne ne se situe-t-elle pas dans ce processus démocratique ? Quel regard portez-vous sur cette transition démocratique, sur la place et le statut des femmes notamment ?

LD : Je suis heureuse de voir naître cette Constitution. Je trouve cela profondément émouvant et miraculeux. En particulier parce que c’est précisément le résultat de discussions, de luttes acharnées, de revirements et de défaites parfois… Ce texte est beau parce qu’il dit en creux, par ses ratures, ses compromis, la société tunisienne d’aujourd’hui. Il en est en tout cas une expression.

Les femmes tunisiennes sont une force inouïe au sein de cette société-là. Qu’elles soient du côté des « laïques » ou des islamistes, ou ailleurs encore, elles sont le moteur de la société tunisienne. Les députées ont été les plus présentes à la constituante, et même lorsqu’elles n’agissaient pas dans le sens de ce que j’estime être une avancée pour les droits des femmes, elles en étaient l’expression même.

Je crois que la « transition démocratique » (je mets des guillemets car cette expression est très problématique) a montré que les femmes tunisiennes continuaient à se battre pour leurs droits ; elle a redonné de la force au combat féministe, épuisé par des décennies de récupération autoritaire et publicitaire de l’image de la femme tunisienne – symboliquement souvent représentée par une femme flic ! Il est temps de la porter ailleurs, vers une émancipation des femmes par elles-mêmes, et au sein de leur société, pas contre leur société.

MFID : La plupart des commentateurs occidentaux considèrent l’élection du parti islamiste Ennahda comme une forme de « trahison », comme si la révolution s’était retournée contre elle-même… Si « trahison » il y a, ne réside-t-elle pas dans l’incapacité de la classe politique tunisienne à répondre aux demandes de justice sociale, plutôt qu’à une opposition entre « conservateurs religieux » et « progressistes laïcs » ? [1]

LD : La trahison de l’élection d’Ennahda n’apparaît ainsi qu’à ceux qui croient que les révolutions « demandent la démocratie » et donc demandent des élections… C’est tout le problème du vocable de transition démocratique, conçu par les tenants de la démocratisation comme un processus irréversible devant conduire inéluctablement le monde globalisé vers la démocratie libérale : élections et libre marché. De nombreux commentateurs et experts télévisés auto-proclamés ne cessent de répéter cet évangile, qu’ils soient optimistes (« ne vous inquiétez pas, les islamistes, c’est un mauvais moment à passer ») ou pessimistes (« la transition a été confisquée par des fascistes-islamistes qui vont y mettre fin »).

Les révolutions de 2010-2011 étaient porteuses d’une autre aspiration, fortement entendue par quiconque veut bien écouter : la dignité. C’est un mot fort. C’est celui que scandaient les Indiens du Chiapas en 2001, pendant la marche de la Dignité indigène. Cela signifie l’égalité des droits et bien plus encore, la reconnaissance d’une singularité, la fin du mépris et de la corruption.

MFID : La colère sociale est-elle aujourd’hui apaisée ou les mobilisations continuent-elles ? Je pense en particulier aux régions déshéritées du centre de la Tunisie, le bassin minier de Gafsa ou la région agricole de Sidi Bouzid, d’où sont partis les mouvements de contestation.

LD : La dernière phase de discussion à la constituante et le vote des articles se sont faits au rythme des blocages de routes, des manifestations, des occupations… La contestation sociale a joué son rôle pour mettre la pression sur le gouvernement, et c’est la peur sociale autant que les négociations avec l’opposition qui a amené Ennahda à céder le pouvoir. Ils ont compris, dans leur grand pragmatisme, qu’ils ne pouvaient continuer à accumuler les rancœurs contre eux.

Le gouvernement de technocrates qui vient d’être constitué a les faveurs du FMI (qui vient de lui accorder un nouveau prêt), comme les islamistes d’ailleurs, qui sont des libéraux bon teint… La politique économique et sociale ne risque donc pas de changer de manière radicale dans les mois qui viennent. Tout au plus peut-on espérer que ce gouvernement saura gérer le budget convenablement et ne pas faire s’envoler la dette. Mais inventer des solutions, sortir les gens de la misère… Il faudrait pour cela leur donner plus fermement la parole.

MFID : Un mot sur cette jeunesse qui est descendue dans les rues de Tunis, du Caire ou d’Alep, et qui a porté ces révolutions. Selon vous, lire les événements à partir de cette génération doit nous inciter à analyser différemment les places des émeutes dans l’histoire récente. Pourquoi ? [2]

LD : Il y a de grands débats sur l’usage de cette catégorie de la jeunesse pour décrire les événements. Certains prennent l’affirmation de Bourdieu « La jeunesse est juste un mot » (entretien publié dans les Questions de sociologie) au pied de la lettre pour discréditer tout questionnement sur la jeunesse. Or, ce n’est pas ce que dit Bourdieu : pour lui l’âge est une donnée biologique socialement manipulée et manipulable, où l’on est toujours le jeune ou le vieux de quelqu’un. Si ces catégories sont fluctuantes, elles sont loin d’être privées de sens. Au contraire, elles sont investies d’un sens nouveau en permanence. Dans les sociétés méditerranéennes,  on pourrait dire que l’on est « jeune plus longtemps », c’est à dire irresponsable plus longtemps, même lorsque l’on travaille très tôt. Dans le champ politique, cela se voit clairement (avec l’abondance des cheveux gris dans les assemblées – et des hommes, puisque les femmes, comme chacun sait restent mineures encore plus longtemps dans l’œil des dirigeants et de leurs familles). Ces systèmes de domination sont mis à mal par de nombreux phénomènes : le fait que cette jeunesse s’éternise à cause du chômage n’est qu’une partie du problème. Les blocages qui affectent les jeunesses sont souvent la conséquence de distorsions entre leurs aspirations et la réalité de ce qu’il leur est permis : sortir (de chez leurs parents, de leur milieu, de leur pays), même juste pour voir un peu le monde, vivre une vie sentimentale et sexuelle libre ; c’est vrai notamment pour les femmes, mais aussi pour les hommes qui on a souvent tendance à l’oublier doivent avoir de l’argent pour se marier… Ce que je veux dire, c’est que les révolutions arabes sont existentielles autant que politiques et sociales. Et c’est la jeunesse qui porte ces revendications existentielles.

Le lien avec l’engagement de certains d’entre eux dans les brigades jihadistes est évident, si l’on veut bien considérer cette dimension existentielle. L’aspiration à une vie plus digne, plus libre, plus entière, peut tout à fait passer par une volonté de violence, de guerre, de sacrifice. De toute façon, si l’on n’est pas prêt à voir la dimension romantique de ces engagements de jeunes dans les combats (que ce soit en Syrie, dans le Sinaï, en Afghanistan ou en Irak), on échoue forcément à comprendre. Les gens trouvent parfois choquante la comparaison avec les brigades internationales pendant la guerre d’Espagne car, bien entendu, l’idéologie qui les concerne n’est pas la même. Pourtant, à mon sens, l’élan est le même.

MFID : La prochaine Manufacture d’idée s’intitule « Écrire l’histoire aujourd’hui ». Écrire sur les révolutions en cours nécessite selon vous d’écrire à hauteur d’homme, de raconter les blagues et leurs commentaires, d’évoquer les chansons et les graffitis sur les murs, les gestes de connivence, tout ce que nous « masque la géopolitique savante »…[3]

LD : C’est là que l’on entend le bruit du monde, non ? Quand on sait la difficulté que l’on a, pour les périodes plus anciennes, à écrire l’histoire de ceux qui ne laissent pas de traces, qui ne sont pas les puissants, les producteurs d’archives, il est impossible, en travaillant sur le temps présent, de se contenter de lire le fil AFP ou les déclarations officielles/officieuses de tel ou tel Acteur Majeur. Nous avons la chance de pouvoir écouter avec attention ce qui se dit, recueillir des traces éphémères, comprendre la place – immense – de cet éphémère pour ceux qui vivent aujourd’hui. Je ne crois pas que nous puissions nous mettre ailleurs qu’à hauteur d’homme, de femme, d’enfant. Les enfants syriens qui jouent à l’Armée syrienne libre disent quelque chose de fondamental sur la présence de la guerre dans leur vie, sur le sens qu’ils donnent à la révolte. Et ce sont bien eux, à Deraa, qui ont lancé la révolte que certains, en surplomb, appellent aujourd’hui une « guerre de religion » ! À hauteur d’homme, les choses sont toujours plus compliquées, mais aussi plus compréhensibles, parce que nous sommes des hommes et que nous pouvons éprouver… L’histoire est une matière sensible. Le reste n’est que blabla, et parfois du blabla avec du sang sur les mains (voir Genève II).

Propos recueillis par mail par Emmanuel Favre

[3] Voir Leyla Dakhli, « Il faut viser très haut »

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